LE MONDE  -  Piotr Smolar  -  Un miracle sort de terre. Lentement, péniblement, dans le vacarme et la poussière. Les obstacles sont nombreux, les vents contraires puissants. Mais pierre par pierre, Rawabi cesse d’être seulement un plan d’architecte à la géométrie parfaite ou encore une maquette pour visiteurs. Rawabi existe. Et confirme, après de longues années, son destin révolutionnaire : devenir la première ville palestinienne moderne, pensée et bâtie au service de ses occupants. Elle va ainsi bouleverser les clichés sur les territoires palestiniens, selon lesquels les seules zones d’habitation confortables seraient les colonies, irriguées par l’argent public israélien. 

Encore faut-il que Rawabi se peuple. Les occupants s’installent au compte-gouttes, en pionniers enthousiastes, tandis que les grues et les ouvriers s’activent sur cet immense chantier, situé à neuf kilomètres au nord de Ramallah, la capitale de la Cisjordanie. Sur une colline proche, les habitants juifs de la colonie d’Ateret observent avec inquiétude les avancées. A trois reprises, des mains mystérieuses ont arraché le grand drapeau palestinien flottant au sommet de Rawabi.

Pour l’heure, deux quartiers sur les vingt-trois que comptera la cité sont déjà opérationnels. Le centre, construit en forme de lettre Q – comme Qatar, principal bailleur de fonds, par l’intermédiaire de la société Qatari Diar – abritera des boutiques, des restaurants, des cinémas, des salles de conférence, et des locaux pour jeunes entrepreneurs.

Un rêve de classes moyennes. Tout est écologique, accessible aux handicapés. Pas d’antennes satellites ni de citernes d’eau sur les toits, comme ailleurs dans les territoires palestiniens. Les eaux usagées sont traitées dans une usine spécialement bâtie, les câbles électriques et la fibre optique enterrés. Rawabi espère devenir un incubateur pour start-up, s’inspirant des réussites israéliennes extraordinaires dans ce secteur. On y trouve une mosquée et une église grecque orthodoxe, ainsi qu’un amphithéâtre de type romain de 15 000 places, jouxtant des terrains de sport. Le rêve serait de voir se produire dans ce cadre majestueux les plus grands artistes arabes.

Coût total : 1,2 milliard de dollars

On viendra à Rawabi en famille, le week-end, pour se divertir ou faire des courses. Par temps clair, il paraît qu’on distingue la mer, au loin, et les contours de Tel-Aviv. Un centre médical parfaitement équipé sortira de terre. Une mairie accueillera le premier édile. Trois écoles  sont aussi prévues, mais leur édification a pris du retard, par manque de fonds. Elles devraient ouvrir à la rentrée 2016. Coût total de Rawabi, à cette heure : 1,2 milliard de dollars (1,1 milliard d’euros), contre 850 millions prévus à l’origine.

Les deux quartiers achevés ressemblent pour l’instant à un décor de film, avant l’arrivée des acteurs. La propreté est impeccable, les allées piétonnes ne résonnent pas des cris des enfants. Il faudra encore patienter quelques mois avant que les premiers magasins – épicerie et pharmacie – permettent aux habitants de se ravitailler sur place. Rien de cela n’a rebuté la famille Al-Gabareen. Raga, 30 ans, et son mari, Mohammed, 34 ans, achèvent le déballage des cartons. Les plaques électriques ne sont pas encore posées, ils ont donc provisoirement installé un ballon de gaz et un réchaud dans la cuisine. La famille vivait à Al-Bireh, près de Ramallah, dans une rue bruyante, sans jardin ni ascenseur. Les voilà qui s’émerveillent de leur nouveau cadre de vie, 190 mètres carrés sentant la peinture fraîche et le cuir neuf. En attendant que des copains apparaissent dans la cage d’escalier, les enfants sont vissés devant un grand écran diffusant des dessins animés.« Pour l’instant, on est les seuls à vivre dans l’immeuble, c’est bizarre mais très relaxant, s’amuse Raga. Des familles viennent nous demander des conseils avant d’emménager. » Manager dans une agence de publicité, elle explique leur démarche.

« Rawabi est une ville intelligente, toutes les infrastructures sont prévues à l’avance, dit-elle. Je veux que mes enfants grandissent dans un environnement sécurisé et écologique. » Le couple a acheté l’appartement pour 126 000 dollars. Il a payé 15 % de la somme et contracté un crédit à 4,75 %, particulièrement bas, consenti par la banque pour ce projet à nul autre pareil. Plusieurs établissements bancaires ont un guichet dans le bâtiment spécialement construit pour  accueillir les visiteurs. Ceux-ci sont invités à regarder un film futuriste en 3D sur Rawabi, puis à étudier les différentes options d’aménagement des cuisines et des chambres. Les prestigieux visiteurs étrangers qui se sont succédés en ces lieux ont forcément été impressionnés. Ils ont dû aussi se demander s’il y avait assez de Palestiniens aux revenus confortables, capables de consentir un tel investissement.

Confort et installations modernes

A ce jour, 650 appartements ont été vendus. Une fois achevé, Rawabi en comptera 6 000. Les candidats sont attirés à la fois par le confort et les installations modernes, par l’espace proposé, mais aussi par les prix.« On est 25 % moins cher que Naplouse, au nord, ou Ramallah, explique Amir Dajani, manager adjoint du chantier. On veut capitaliser sur la population jeune et éduquée, grâce, notamment, à la proximité de l’université Beir Zeit. » Parmi les acheteurs, il y a des chrétiens, des personnes vivant en Israël, voire des Palestiniens résidant à l’étranger, voulant investir dans un projet d’avenir. Mais le promoteur fait attention de ne pas transformer Rawabi en ville déserte.

Par la fenêtre de son modeste bureau, Bashar Masri ne se lasse pas d’observer les premiers camions de déménagement qui pénètrent dans Rawabi, sa folie.

Agé de 54 ans, le patron de Massar International est l’un des plus riches entrepreneurs palestiniens. Il a fait fortune dans des projets immobiliers au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Sur le mur, un plan de la ville, qui ressemble à un scarabée. « C’est le plus grand projet de l’histoire palestinienne, dit-il. Ma vision n’est pas Rawabi, mais l’effet domino qu’il provoquera. Le manque de logements en Cisjordanie s’élève à 200 000 unités. Nous n’en  construisons ici que 6 000. Je crois qu’un Etat palestinien est en gestation, mais cela réclame des dizaines d’années. La question n’est pas si l’occupation israélienne s’achèvera un jour. C’est sûr. La question est : quelle sera la nature de notre Etat ? Quelle bonne gouvernance, quelle économie saine, quel cadre de vie ? »

Bashar Masri est un visionnaire endurant. Rawabi l’obsède depuis 2007. Rencontré une première fois au printemps 2015, il retenait sa respiration. Après un an de retard dans la construction, de lourds problèmes financiers et des intérêts à payer par dizaines de millions de dollars, la lumière apparaissait. En pleine campagne électorale israélienne, le gouvernement venait de donner le feu vert à l’ouverture de l’eau vers Rawabi. C’était une affaire de vie ou de mort.

Jusqu’alors, la construction de canalisations passant par une zone sous contrôle militaire israélien se heurtait à un refus. A présent, 300 mètres cubes d’eau parviennent chaque jour jusqu’à la ville. Il en faudra bien davantage lorsque les habitants afflueront. Mais le robinet est ouvert, voilà l’essentiel.

Le grand problème à régler reste celui de la route. Une seule voie d’accès, étroite, permet d’arriver à Rawabi. La ville se trouve en zone A, sous contrôle de l’Autorité palestinienne. Mais la construction d’une route large, à plusieurs voies, qui permettrait de rejoindre Ramallah en 10 minutes en passant par la zone C, réclame l’accord de l’administration israélienne. « Ils finiront par accepter, soupire M. Masri. Mais le diable est dans les détails. Tout d’un coup, ils demandent une étude d’impact environnemental, et une autre sur la circulation prévue… »

Masri a tout fait pour dépolitiser Rawabi, afin de ne pas devenir otage du conflit. Puisque les officiels palestiniens eux-mêmes, incapables de percevoir la puissance symbolique du projet, ne s’y sont pas beaucoup intéressés, l’entrepreneur a continué son chemin, seul. « L’Autorité [palestinienne] nous a donné un soutien moral et politique, mais sans investir un seul sou, regrette-t-il. Ils auraient dû, grâce à la perception des impôts, installer l’électricité, le poste de police, la caserne des pompiers, les routes d’accès ! » Avant la nouvelle vague de violences, dès octobre, il avait observé un regain d’intérêt du pouvoir pour sa ville nouvelle. Depuis, les restrictions renforcées par les Israéliens concernant les déplacements ont ralenti le chantier, et notamment la circulation des travailleurs en provenance d’Hébron, plus au sud du territoire. Certains sous-traitants ont même décidé de leur louer des appartements, à proximité de Rawabi.

Pendant plusieurs années, M. Masri a été critiqué, jalousé. On lui a reproché, dans un premier temps, d’exproprier les habitants des douze villages aux alentours, dont une partie des terres a été rachetée. Puis d’acquérir des matériaux de construction en Israël et de stimuler ainsi l’économie de l’occupant. « Certains ont considéré que Rawabi entérinait l’occupation, puisque tout passait par des discussions avec les Israéliens, explique un membre du comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Mais, si on fait quelque chose pour protéger notre terre, c’est positif, au final. » Alors, « collabo » plutôt que résistant, Bashar Masri ? « Je hais les colonies, mais je ne vais pas abandonner le sommet des collines à ces gens, tranche l’homme d’affaires. Je préfère ignorer ce ressentiment émotionnel passager. »

On a aussi raillé Rawabi en le décrivant comme un projet artificiel, un décalque des colonies juives arrogantes qui dominent les villages  palestiniens traditionnels, en contrebas. Comme si les Palestiniens n’avaient pas le droit, eux aussi, à un plan d’urbanisation, à un environnement favorable. Comme si tout ne devait être que lutte, et pas jouissance. Voilà, au fond, le reproche majeur adressé au projet : il symbolisait, aux yeux des révolutionnaires professionnels, l’abandon de la lutte nationaliste au profit d’une quête banale, celle d’une vie confortable.

 

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